• Et plus elle s’efforçait de savoir sa liberté, plus cette liberté devenait une tâche ardue, une obligation, une chose à laquelle elle devait se préparer chez elle (réfléchir pour savoir par quel mot, quel désir, quel geste elle allait surprendre le peintre et lui démontrer sa spontanéité), de sorte qu’elle ployait sous l’impératif de la liberté comme sous un fardeau. (loc. 743-746)
  • Mais cet unique vers ou cet unique paragraphe de prose suffisait à le rendre heureux, non seulement à cause de leur beauté, mais surtout parce qu’ils lui servaient de carte d’introduction dans le royaume des élus qui savent percevoir ce qui, pour les autres, demeure caché. (loc. 765-767)
  • Il n’était plus assujetti à ce qu’il venait de vivre, mais ce qu’il venait de vivre était assujetti à ce qu’il avait écrit. (loc. 958-959)
  • Le lendemain, il prit la machine à écrire de son grand-père, il recopia le poème sur un papier spécial et le poème lui parut encore plus beau qu’il ne l’était quand il le récitait à haute voix, car le poème cessait d’être une simple succession de mots pour devenir une chose ; son autonomie était encore plus incontestable ; les mots ordinaires sont faits pour s’éteindre dès qu’ils ont été prononcés, ils n’ont d’autre but que de servir à l’instant de la communication ; ils sont assujettis aux choses, ils n’en sont que la désignation ; or, voici que ces mots-là étaient eux-mêmes devenus choses et n’étaient assujettis à rien ; ils n’étaient plus destinés à la communication immédiate et à une prompte disparition, mais à la durée. (loc. 959-964)
  • Pour qu’un poème soit un poème, il faut qu’il soit lu par quelqu’un d’autre ; alors seulement on a la preuve que le poème est autre chose qu’un simple journal intime chiffré et qu’il est capable de vivre d’une vie propre, indépendante de celui qui l’a écrit. (loc. 979-981)
  • Il savait qu’il ne devait pas se prêter au jeu truqué qui fait passer le provisoire pour l’éternel et le petit pour le grand, qu’il ne devait pas se prêter au jeu truqué qui s’appelle l’amour. (loc. 1195-1197)
  • La tendresse prend naissance à l’instant où nous sommes rejetés sur le seuil de l’âge adulte et où nous nous rendons compte avec angoisse des avantages de l’enfance que nous ne comprenions pas quand nous étions enfants. La tendresse, c’est la frayeur que nous inspire l’âge adulte. La tendresse, c’est la tentative de créer un espace artificiel où l’autre doit être traité comme un enfant. La tendresse, c’est aussi la frayeur des conséquences physiques de l’amour ; c’est une tentative de soustraire l’amour au monde des adultes (où il est insidieux, contraignant, lourd de chair et de responsabilité) et de considérer la femme comme un enfant. (loc. 1697-1703)
  • Et il se dit que l’on ne peut être totalement soi-même qu’à partir du moment où l’on est totalement parmi les autres. (loc. 1776-1777)
  • Maintenant il comprenait tout : toute sa vie n’avait été qu’une longue attente dans une cabine abandonnée devant l’écouteur d’un téléphone avec lequel on ne pouvait appeler nulle part. (loc. 2419-2420)
  • Seul le véritable poète peut dire ce qu’est l’immense désir de ne pas être poète, ce qu’est le désir de quitter cette maison de miroirs où règne un silence assourdissant. (loc. 2548-2549)
  • Le vieux savant observait les jeunes gens tapageurs et il comprit soudain qu’il était le seul dans cette salle à posséder le privilège de la liberté, parce qu’il était âgé ; c’est seulement quand il est âgé que l’homme peut ignorer l’opinion du troupeau, l’opinion du public et de l’avenir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n’a ni yeux ni oreilles, il n’a pas besoin de lui plaire ; il peut faire et dire ce qui lui plaît à lui-même de faire et de dire. (loc. 2634-2637)
  • La grand-mère avait vieilli ; elle perdait la mémoire et un beau jour (on s’en aperçut à peine) elle se métamorphosa en fumée au crématorium. (loc. 2784-2785)
  • La révolution a évidemment en vue une autre poésie que celle qu’écrivait autrefois Jaromil ; il observait alors avec ivresse les paisibles aventures et les belles excentricités de son moi ; mais maintenant, il avait vidé son âme comme un hangar pour faire place aux bruyantes fanfares du monde ; il avait troqué la beauté de singularités qu’il était seul à comprendre pour la beauté de généralités compréhensibles de tous. (loc. 2912-2915)
  • Le but de la traversée, ce n’était pas seulement Marseille en grève, mais aussi l’avenir, cette île miraculeuse dans le lointain. (loc. 2935-2936)
  • Mais la révolution donnait à l’avenir un sens opposé : l’avenir n’était plus un mystère ; le révolutionnaire le connaissait par cœur ; il le connaissait par les brochures, les livres, les conférences, les discours de propagande ; l’avenir n’effrayait pas, il offrait au contraire une certitude à l’intérieur d’un présent fait d’incertitude ; c’est pourquoi le révolutionnaire y cherchait refuge comme l’enfant auprès de sa mère. (loc. 2939-2942)
  • Mais le grand amour désire créer l’être aimé à partir, justement, d’une créature imparfaite qui est une créature d’autant plus humaine qu’elle est imparfaite. (loc. 3174-3175)
  • La poésie est un territoire où toute affirmation devient vérité. Le poète a dit hier : la vie est vaine comme un pleur, il dit aujourd’hui : la vie est gaie comme le rire et à chaque fois il a raison. Il dit aujourd’hui : tout s’achève et sombre dans le silence, il dira demain : rien ne s’achève et tout résonne éternellement et les deux sont vrais. Le poète n’a besoin de rien prouver ; la seule preuve réside dans l’intensité de son émotion. (loc. 3232-3235)
  • Le génie du lyrisme est le génie de l’inexpérience. Le poète sait peu de chose du monde mais les mots qui jaillissent de lui forment de beaux assemblages qui sont définitifs comme le cristal ; le poète n’est pas un homme mûr et pourtant ses vers ont la maturité d’une prophétie devant laquelle il reste lui-même interdit. (loc. 3235-3238)
  • Mais quelques poèmes noyés dans les pages d’un quotidien retenaient à peine l’attention pendant quelques minutes et faisaient de Jaromil, aux yeux de ses camarades qui avaient devant eux une carrière politique ou diplomatique, une créature non pas étrangement intéressante, mais inintéressamment étrange. (loc. 3260-3262)
  • Le monde des adultes sait bien que l’absolu n’est qu’un leurre, que rien d’humain n’est grand ou éternel (loc. 3380-3381)
  • À la frayeur qui le glaça se mêla aussitôt un sentiment d’exaltante stupeur, à l’idée que ce qu’il avait accompli ce matin-là était un acte réel, sur l’injonction duquel les choses s’étaient mises en mouvement. (loc. 4094-4095)
  • Mais chacun regrette de ne pouvoir vivre d’autres vies que sa seule et unique existence ; vous voudriez, vous aussi, vivre toutes vos virtualités irréalisées, toutes vos vies possibles (loc. 4157-4158)
  • Si l’homme ne peut nullement sortir de sa vie, le roman est beaucoup plus libre. (loc. 4165-4166)
  • Lire Kundera, c’est donc adopter ce point de vue de Satan, sur la politique et l’histoire, sur la poésie, sur l’amour et, de façon générale, sur toute connaissance. Et c’est justement par là que cette œuvre est non seulement pure subversion, mais aussi pure littérature. Car elle n’offre aucune connaissance, si ce n’est celle de la relativité, je dirais presque de la théâtralité de toute connaissance (même poétique, même onirique) ; elle n’affirme rien, si ce n’est l’insuffisance et donc l’impertinence de toute affirmation ; elle ne démontre rien, si ce n’est l’empire éternel et dérisoire du hasard et de l’erreur ; bref, elle me ramène à ma conscience première, qu’aucune idéologie ni aucune science ne peut tolérer ni non plus recouvrir, c’est-à-dire la conscience qu’à toute réalité se mêle autant d’irréalité, que dans tout ordre subsiste un désordre encore plus profond, et que moi-même je suis autre et moins que moi-même, ce qui, en définitive, ne mérite pas mieux qu’un éclat de rire, mais le mérite pleinement. (loc. 4796-4803)