• Imaginons un compositeur contemporain ayant écrit une sonate qui, par sa forme, ses harmonies, ses mélodies, ressemblerait à celles de Beethoven. Imaginons même que cette sonate ait été si magistralement composée que, si elle avait été vraiment de Beethoven, elle aurait figuré parmi ses chefs-d’œuvre. Pourtant, si magnifique fût-elle, signée par un compositeur contemporain elle prêterait à rire. Au mieux, on applaudirait son auteur comme un virtuose du pastiche.
  • Autrement dit : si la valeur esthétique n’existe pas, l’histoire de l’art n’est qu’un immense dépôt d’œuvres dont la suite chronologique ne possède aucun sens. Et inversement : c’est seulement dans le contexte de l’évolution historique d’un art que la valeur esthétique est perceptible.
  • Chaque jugement esthétique est un pari personnel mais un pari qui ne s’enferme pas dans sa subjectivité, qui affronte d’autres jugements, tend à être reconnu, aspire à l’objectivité.
  • Le quotidien. Ce n’est pas seulement ennui, futilité, répétitivité, médiocrité ; c’est aussi beauté ; par exemple le sortilège des atmosphères ; chacun le connaît à partir de sa propre vie : une musique qu’on entend doucement de l’appartement voisin ; le vent qui fait trembloter la fenêtre ; la voix monotone d’un professeur qu’une étudiante en plein chagrin d’amour entend sans l’écouter ; ces circonstances futiles impriment une marque d’inimitable singularité à un événement intime qui devient ainsi daté et inoubliable.
  • Car si l’Histoire (celle de l’humanité) peut avoir le mauvais goût de se répéter, l’histoire d’un art ne supporte pas les répétitions. L’art n’est pas là pour enregistrer, tel un grand miroir, toutes les péripéties, les variations, les infinies répétitions de l’Histoire. L’art n’est pas un orphéon qui talonne l’Histoire dans sa marche. Il est là pour créer sa propre histoire.
  • Le virage qui a discrètement détourné l’art du roman de sa fascination psychologique (de l’examen des caractères) et l’a orienté vers l’analyse existentielle (l’analyse des situations qui éclairent les principaux aspects de la condition humaine) a eu lieu vingt ou trente ans avant que la mode de l’existentialisme ne se soit emparée de l’Europe ; et il a été inspiré non pas par les philosophes mais par la logique de l’évolution de l’art du roman lui-même.
  • On voit souvent le sens du modernisme dans l’effort de chacun des arts pour s’approcher le plus possible de sa spécificité, de son essence. Ainsi la poésie lyrique a-t-elle rejeté tout ce qui était rhétorique, didactique, embellissant, pour faire jaillir la source pure de la fantaisie poétique. La peinture a renoncé à sa fonction documentaire, mimétique, à tout ce qui pouvait être exprimé par un autre moyen (par exemple, la photographie). Et le roman ? Lui aussi refuse d’être là comme illustration d’une époque historique, comme description d’une société, comme défense d’une idéologie, et se met au service exclusif de « ce que seul le roman peut dire ».
  • L’omniprésence de la pensée n’a nullement enlevé au roman son caractère de roman ; elle a enrichi sa forme et immensément élargi le domaine de ce que seul le roman peut découvrir et dire.
  • Deux grandes étoiles ont illuminé le ciel au-dessus du roman du XXe siècle : celle du surréalisme, avec son appel enchanteur à la fusion du rêve et de la réalité, et celle de l’existentialisme.
  • La musique et la poésie ont un avantage sur la peinture : le lyrisme (das Lyrische), dit Hegel. Et dans le lyrisme, poursuit-il, la musique peut aller encore plus loin que la poésie car elle est capable de saisir les mouvements les plus secrets du monde intérieur, inaccessibles à la parole.
  • Depuis longtemps, la jeunesse est pour moi l'âge lyrique, c’est-à-dire l’âge où l’individu, concentré presque exclusivement sur lui-même, est incapable de voir, de comprendre, de juger lucidement le monde autour de lui. Si on part de cette hypothèse (nécessairement schématique mais qui, en tant que schéma, me paraît juste), le passage de l’immaturité à la maturité est le dépassement de l’attitude lyrique.
  • La conversion anti-lyrique est une expérience fondamentale dans le curriculum vitae du romancier ; éloigné de lui-même, il se voit soudain à distance, étonné de ne pas être celui pour qui il se prenait. Après cette expérience, il saura qu’aucun homme n’est celui pour qui il se prend, que ce malentendu est général, élémentaire, et qu’il projette sur les gens (par exemple sur Frédéric planté devant le miroir) la douce lueur du comique.
  • Essayons de préciser les termes : l’homme devient célèbre quand le nombre de ceux qui le connaissent dépasse nettement le nombre de ceux qu’il connaît lui- même.
  • La gloire des artistes est la plus monstrueuse de toutes, puisqu’elle implique l’idée d’immortalité. Et c’est un piège diabolique, parce que la prétention grotesquement mégalomane de survivre à sa mort est inséparablement liée à la probité de l’artiste. Chaque roman créé avec une vraie passion aspire tout naturellement à la valeur esthétique durable, ce qui veut dire à la valeur capable de survivre à son auteur.
  • J’irai encore plus loin : l’œuvre est ce que le romancier approuvera à l’heure du bilan. Car la vie est courte, la lecture est longue et la littérature est en train de se suicider par une prolifération insensée. En commençant par lui-même, chaque romancier devrait éliminer tout ce qui est secondaire, prôner pour lui et pour les autres la morale de l’essentiel !
  • La morale de l’essentiel a cédé la place à la morale de l’archive.
  • « Mon ami, la vie devant moi se raccourcit. La dose de temps que j’ai épargnée pour votre auteur s’est épuisée. »
  • Une chose, pourtant, est inédite : l’horreur de ce monde moderne, la malédiction de monsieur Engelbert, ce n’est pas le pouvoir de l’argent ni l’arrogance des arrivistes, c’est le bruit ; non pas le bruit ancien d’un orage ou d’un marteau, mais le bruit nouveau des moteurs, notamment des automobiles et des motocyclettes : des « monstres à explosion ».
  • Dès lors il ne va au lit qu’avec du coton dans les oreilles, comprenant que « dormir, c’est le désir humain le plus fondamental et que la mort causée par l’impossibilité de sommeil doit être la pire des morts ».
  • C’est précisément quand il était encore rare que le phénomène du bruit (bruit des moteurs) apparaissait dans toute son étonnante nouveauté. Déduisons-en une règle générale : la portée existentielle d’un phénomène social est perceptible avec la plus grande acuité non pas au moment de son expansion mais quand il se trouve à ses débuts, incomparablement plus faible qu’il ne le deviendra demain.
  • Nietzsche remarque qu’au XVIe siècle l’Église n’était nulle part au monde moins corrompue qu’en Allemagne et que c’est à cause de cela que la Réforme a pris naissance précisément là, car seuls les « débuts de la corruption étaient éprouvés comme intolérables ». La bureaucratie à l’époque de Kafka était un enfant innocent en comparaison de celle d’aujourd’hui, et c’est pourtant Kafka qui a découvert sa monstruosité qui depuis est devenue banale et n’intéresse plus personne. Dans les années soixante du XXe siècle, de brillants philosophes ont soumis « la société de consommation » à une critique qui s’est trouvée au fil des ans si caricaturalement dépassée par la réalité qu’on se sent gêné de s’en réclamer. Car il faut rappeler une autre règle générale : tandis que la réalité n’a aucune honte à se répéter, la pensée, face à la répétition de la réalité, finit toujours par se taire.
  • En 1920, monsieur Engelbert était encore étonné par le bruit des « monstres à explosion » ; les générations suivantes l’ont trouvé naturel ; après l’avoir horrifié, rendu malade, le bruit, peu à peu, a remodelé l’homme ; par son omniprésence et sa permanence, il a fini par lui inculquer le besoin de bruit et avec cela un tout autre rapport à la nature, au repos, à la joie, à la beauté, à la musique (qui, devenue un fond sonore ininterrompu, a perdu son caractère d’art) et même à la parole (qui n’occupe plus comme jadis la place privilégiée dans le monde des sons).
  • Le concept de temps : quand un homme s’oppose à un autre, deux temps égaux s’opposent : deux temps limités de vie périssable. Or, aujourd’hui, nous ne sommes plus confrontés l’un à l’autre mais aux administrations dont l’existence ne connaît ni la jeunesse, ni la vieillesse, ni la fatigue, ni la mort, et se passehors du temps humain : l’homme et l’administration vivent deux temps différents.
  • Tout le monde a vécu de telles histoires. Quand quelqu’un cite ce que vous avez dit dans une conversation, vous ne vous reconnaissez jamais ; vos propos sont dans le meilleur des cas brutalement simplifiés, quelquefois pervertis (quand on prend au sérieux votre ironie) et très souvent ils ne correspondent à rien de ce que vous auriez jamais pu dire ou penser. Et il ne faut pas que vous vous étonniez ni indigniez, car c’est l’évidence des évidences : l’homme est séparé du passé (même du passé vieux de quelques secondes) par deux forces qui se mettent immédiatement à l’œuvre et coopèrent : la force de l’oubli (qui efface) et la force de la mémoire (qui transforme).
  • L’activité perpétuelle de l’oubli donne à chacun de nos actes un caractère fantomatique, irréel, vaporeux. De quoi avons-nous déjeuné avant-hier ? Que m’a raconté hier mon ami ? Et même : à quoi ai-je pensé il y a trois secondes ? Tout cela est oublié et (ce qui est mille fois pire !) ne mérite rien d’autre. Contre notre monde réel qui, par essence, est fugace et digne d’oubli, les œuvres d’art se dressent comme un autre monde, un monde idéal, solide, où chaque détail a son importance, son sens, où tout ce qui s’y trouve, chaque mot, chaque phrase, mérite d’être inoubliable et a été conçu comme tel.
  • Rarement trouve-t-on toute une semaine libre. Il est plus probable que, entre les séances de lecture, des pauses de plusieurs jours s’introduiront, où l’oubli aussitôt installera son chantier. Mais ce n’est pas seulement dans les pauses que l’oubli travaille, il participe à la lecture d’une façon continue, sans la moindre relâche ; en tournant la page, j’oublie déjà ce que je viens de lire ; je n’en retiens qu’une sorte de résumé indispensable à la compréhension de ce qui va suivre, tandis que tous les détails, les petites observations, les formules admirables sont déjà effacés. Un jour, après des années, l’envie me prendra de parler de ce roman à un ami ; alors nous constaterons que nos mémoires, n’ayant retenu de la lecture que quelques bribes, ont reconstruit pour chacun de nous deux livres tout différents.
  • On pense prolonger la vie d’un grand roman par une adaptation et on ne fait que construire un mausolée où seule une petite inscription sur le marbre rappelle le nom de celui qui ne s’y trouve pas.
  • Arrachées à l’histoire de leurs arts, il ne reste pas grand-chose des œuvres d’art.
  • Il y eut de longues époques où l’art ne cherchait pas le nouveau mais était fier de rendre belle la répétition, de renforcer la tradition et d’assurer la stabilité d’une vie collective ; la musique et la danse n’existaient alors que dans le cadre des rites sociaux, des messes et des fêtes.
  • Puisqu’ils n’imitaient plus ce qui s’était fait auparavant, les compositeurs perdirent l’anonymat et leurs noms s’allumèrent telles des lampes jalonnant un parcours vers des lointains.
  • Saisi d’angoisse, j’imagine le jour où l’art cessera de chercher le jamais-dit et se remettra, docile, au service de la vie collective qui exigera de lui qu’il rende belle la répétition et aide l’individu à se confondre, en paix et dans la joie, avec l’uniformité de l’être.