• Agnès pensa : c’est à une impulsion tout à fait semblable qu’avait obéi la fille aux cheveux noirs en enlevant le silencieux de sa moto. Ce n’est pas l’engin qui faisait du bruit, c’était le moi de la fille aux cheveux noirs ; cette fille, pour se faire entendre, pour occuper la pensée d’autrui, avait ajouté à son âme un bruyant pot d’échappement. (loc. 387-390)
  • Malgré l’absence de tout danger, elle ne pouvait se défaire d’une certaine angoisse à l’idée qu’une seconde de sa vie, au lieu de se convertir en néant comme toutes les autres secondes, sera arrachée au cours du temps et, si un hasard imbécile vient à l’exiger un jour, ressuscitera comme un mort mal enterré. (loc. 566-569)
  • Mais quand tu as devant toi deux cent vingt-trois visages, tu comprends d’un coup que tu ne vois que les nombreuses variantes d’un seul visage et qu’aucun individu n’a jamais existé. (loc. 588-589)
  • Cette image éveille en moi une question : à l’époque des caméras, l’immortalité a-t-elle changé de caractère ? Je n’hésite pas à répondre : au fond, non ; car l’objectif photographique, avant d’être inventé, était déjà là en tant que sa propre essence immatérialisée. Sans qu’aucun objectif réel n’ait été braqué sur eux, les gens se comportaient déjà comme s’ils étaient photographiés. (loc. 867-870)
  • S’il y avait moins de marches funèbres, on mourrait peut-être moins. (loc. 1946-1946)
  • Cette fois, la mesure était à son comble : la préposition ohne (sans) régit l’accusatif, la préposition mit (avec) régit le datif. Pourquoi ? Les deux prépositions signifient en fait les aspects négatif et positif du même rapport, de sorte qu’elles devraient entraîner la même déclinaison. Brigitte l’avait fait remarquer à son professeur, un jeune Allemand que l’objection avait embarrassé et qui s’était aussitôt senti coupable. Cet homme sympathique et subtil souffrait d’appartenir à un peuple qui avait été gouverné par Hitler. Prêt à charger sa patrie de toutes les tares, il admit immédiatement qu’aucune raison valable ne justifiait deux déclinaisons différentes avec les prépositions mit et ohne. (loc. 2179-2185)
  • Car la vraie vie, pour moi, c’est ça : vivre dans les pensées de l’autre. Sans ça, je suis une morte, tout en vivant. (loc. 2608-2609)
  • Aspirant à la grande immortalité, Bettina veut dire : je refuse de disparaître avec le présent et ses soucis, je veux me dépasser moi-même, faire partie de l’Histoire parce que l’Histoire est la mémoire éternelle. (loc. 2747-2749)
  • Appelons le geste de Bettina et de Laura geste du désir d’immortalité. Aspirant à la grande immortalité, Bettina veut dire : je refuse de disparaître avec le présent et ses soucis, je veux me dépasser moi-même, faire partie de l’Histoire parce que l’Histoire est la mémoire éternelle. Même si elle n’aspire qu’à la petite immortalité, Laura veut la même chose : se dépasser elle-même et dépasser le moment malheureux qu’elle traverse, faire « quelque chose » pour rester dans la mémoire de tous ceux qui l’ont connue. (loc. 2746-2751)
  • Si les écrivains du XIXe siècle aimaient conclure leurs romans par des mariages, ce n’était pas pour protéger l’histoire d’amour d’un ennui matrimonial. Non, c’était pour la protéger du coït. (loc. 3262-3264)
  • Si donc, sur notre tableau allégorique, Beethoven croise un groupe d’aristocrates sans ôter son chapeau, cela ne peut pas signifier que les aristocrates soient de méprisables réactionnaires et lui, un révolutionnaire admirable ; cela signifie que ceux qui créent (des statues, des poèmes, des symphonies) méritent plus de respect que ceux qui gouvernent (des domestiques, des fonctionnaires ou des peuples). Que la création représente plus que le pouvoir, l’art plus que la politique. Que les œuvres sont immortelles, non les guerres ni les bals des princes. (loc. 3435-3439)
  • Le garçon qui s’inscrit à vingt ans au parti communiste ou qui, fusil au poing, s’en va rejoindre la guérilla dans les montagnes, est fasciné par sa propre image de révolutionnaire : c’est elle qui le distingue de tous les autres, c’est elle qui le fait devenir lui-même. À l’origine de sa lutte se trouve un amour exacerbé et insatisfait de son moi, auquel il désire donner des contours bien nets, avant de l’envoyer (en accomplissant le geste du désir d’immortalité, tel que je l’ai décrit) sur la grande scène de l’Histoire où convergent des milliers de regards. (loc. 3486-3491)
  • Ce qui incite les gens à lever le poing, à saisir un fusil, à défendre ensemble de justes ou d’injustes causes, ce n’est pas la raison, mais l’âme hypertrophiée. C’est elle, le carburant sans lequel le moteur de l’Histoire n’aurait pu tourner et faute de quoi l’Europe serait restée couchée sur la pelouse, à regarder paresseusement les nuages qui flottent au ciel. Christiane ne souffrait d’aucune hypertrophie de l’âme et ne désirait nullement s’exhiber sur la grande scène de l’Histoire. Je la soupçonne d’avoir préféré s’allonger sur la pelouse, pour regarder les nuages flotter dans le ciel. (Je la soupçonne même d’avoir, en de tels moments, été heureuse ; idée déplaisante pour l’homme à l’âme hypertrophiée qui, consumé par les flammes de son moi, n’est jamais heureux.) (loc. 3493-3500)
  • Le souci de sa propre image, voilà l’incorrigible immaturité de l’homme. Il est si difficile de rester indifférent à son image ! (loc. 3539-3540)
  • Être mortel est l’expérience humaine la plus élémentaire, et pourtant l’homme n’a jamais été en mesure de l’accepter, de la comprendre, de se comporter en conséquence. L’homme ne sait pas être mortel. Et quand il est mort, il ne sait même pas être mort. (loc. 3548-3550)
  • Si les gens racontent qu’un animal ne peut souffrir autant qu’un homme, c’est parce qu’ils ne pourraient supporter l’idée de vivre au milieu d’une nature qui n’est qu’atrocité, rien qu’atrocité. » (loc. 3603-3605)
  • Paul était heureux de voir l’homme recouvrir peu à peu toute la terre de béton. Pour lui, c’était comme si l’on avait emmuré vive une féroce meurtrière. (loc. 3605-3607)
  • Avant même de disparaître du paysage, les chemins ont disparu de l’âme humaine : l’homme n’a plus le désir de cheminer et d’en tirer une jouissance. Sa vie non plus, il ne la voit pas comme un chemin, mais comme une route : comme une ligne menant d’un point à un autre, du grade de capitaine au grade de général, du statut d’épouse au statut de veuve. Le temps de vivre s’est réduit à un simple obstacle qu’il faut surmonter à une vitesse toujours croissante. (loc. 3624-3628)
  • Puisque l’essentiel, dans un roman, est ce qu’on ne peut dire que par un roman, dans toute adaptation ne reste que l’inessentiel. Quiconque est assez fou pour écrire encore des romans aujourd’hui doit, s’il veut assurer leur protection, les écrire de telle manière qu’on ne puisse pas les adapter, autrement dit qu’on ne puisse pas les raconter. » (loc. 3861-3864)
  • À cause des voitures, l’ancienne beauté des villes est devenue invisible. Je ne suis pas comme ces stupides moralisateurs qui s’indignent devant les dix mille morts annuels sur les routes. Au moins, ça fait baisser le nombre des automobilistes. Mais je m’insurge contre le fait que les voitures ont éclipsé les cathédrales. » (loc. 3962-3964)
  • Elle combattait pour les droits des vivants, contre les exigences injustifiées des morts. Car le visage qui disparaîtra demain sous la terre ou dans le feu n’appartient pas au futur mort, mais seulement aux vivants, qui sont affamés et ont besoin de manger les morts, leurs lettres, leurs biens, leurs photos, leurs anciennes amours, leurs secrets. (loc. 4077-4079)
  • L’âme, lorsque l’inquiétude la travaille, exige le mouvement, ne peut tenir en place, car lorsqu’elle se tient immobile la douleur se fait terrible. (loc. 4151-4152)
  • Entraient au couvent, autrefois, les personnes qui étaient en désaccord avec le monde et qui ne faisaient leurs ni ses tourments ni ses joies. Mais comme notre siècle refuse de reconnaître aux gens le droit d’être en désaccord avec le monde, c’en est fait des couvents où pouvait se réfugier un Fabrice. Il n’existe plus de lieux détournés du monde et des hommes. Seul en demeure le souvenir : l’idéal du couvent, le rêve du couvent. La chartreuse. Il se retira à la chartreuse de Parme. Mirage du couvent. (loc. 4198-4202)
  • Puis émergea aussi un nom : Paul ! Oui, Paul. Paul. Paul. Son sourire était celui des soudaines retrouvailles avec un mot perdu. Comme lorsqu’on vous tend l’ours en peluche que vous n’avez pas vu depuis cinquante ans, et que vous le reconnaissez. (loc. 4354-4356)
  • Agnès sourit. Mais pourquoi avait-elle souri ? Quelque chose lui revint en mémoire de ce spectacle oublié : oui, elle était mariée. Puis émergea aussi un nom : Paul ! Oui, Paul. Paul. Paul. Son sourire était celui des soudaines retrouvailles avec un mot perdu. Comme lorsqu’on vous tend l’ours en peluche que vous n’avez pas vu depuis cinquante ans, et que vous le reconnaissez. (loc. 4353-4356)
  • Quand un homme est doué pour une activité dont l’horloge a sonné la minuit (ou n’a pas encore sonné la première heure), qu’advient-il de son talent ? Va-t-il se transformer ? Va-t-il s’adapter ? Christophe Colomb deviendra-t-il directeur d’une société de transports ? Shakespeare écrira-t-il des scénarios pour Hollywood ? Picasso produira-t-il des bandes dessinées ? Ou bien tous ces grands talents se retireront-ils du monde, s’en iront-ils, pour ainsi dire, dans quelque couvent de l’Histoire, pleins de déception cosmique d’être nés au mauvais moment, hors de l’époque à laquelle ils étaient destinés, hors du cadran qui marquait leur temps ? Abandonneront-ils leur talent intempestif comme Rimbaud qui, à dix-neuf ans, a abandonné la poésie ? (loc. 4667-4672)
  • La somme de l’utilité de tous les humains de tous les temps se trouve entièrement contenue dans le monde tel qu’il est aujourd’hui. Par conséquent : rien de plus moral que d’être inutile. (loc. 4687-4688)
  • Se trouver en dehors du cadran, cela ne signifie ni la fin ni la mort. Minuit a beau avoir déjà sonné sur le cadran de la peinture européenne, les peintres continuent de peindre. Quand on est en dehors du cadran, cela veut simplement dire qu’il ne se produira plus rien de neuf ni d’important. (loc. 5146-5148)
  • Et soudain, je compris Avenarius : si nous refusons d’accorder de l’importance à un monde qui se croit important, et si nous ne trouvons en ce monde aucun écho à notre rire, il ne nous reste qu’une solution : prendre le monde en bloc et en faire un objet pour notre jeu ; en faire un jouet. Avenarius joue et le jeu est la seule chose qui lui importe dans un monde sans importance. Mais ce jeu ne fera rire personne et il le sait. Quand il avait exposé ses projets aux écologistes, ce n’était pas pour les amuser. C’était pour son propre amusement. (loc. 5521-5525)