• Tout ce qu’on écrit sur Kafka n’est pas de la kafkologie. Comment donc définir la kafkologie ? Par une tautologie : La kafkologie est le discours destiné à kafkologiser Kafka. À substituer à Kafka le Kafka kafkologisé. (loc. 490-92)
  • Mais il n’y a là aucune surprise : personne n’est plus insensible que les gens sentimentaux. Souvenez-vous : « Sécheresse du cœur dissimulée derrière le style débordant de sentiments. (loc. 1232-34)
  • (Signalons la terreur qu’éprouvent tous les traducteurs du monde entier devant les mots « être » et « avoir » ! Ils feront n’importe quoi pour les remplacer par un mot qu’ils considèrent comme moins banal.) Cette tendance est compréhensible : d’après quoi le traducteur sera-t-il apprécié ? D’après sa fidélité au style de l’auteur ? C’est exactement ce que les lecteurs de son pays n’auront pas la possibilité de juger. En revanche, la richesse du vocabulaire sera automatiquement ressentie par le public comme une valeur, comme une performance, une preuve de la maîtrise et de la compétence du traducteur. (loc. 1331-36)
  • Kafka insistait pour que ses livres soient imprimés en très grands caractères. On le rappelle aujourd’hui avec la souriante indulgence que provoquent les caprices des grands hommes. (loc. 1466-67)
  • On se moque du désir de Kafka de voir son texte imprimé (pour des raisons esthétiques tout à fait justifiées) avec de grands caractères ; on repêche toutes les phrases qu’il a décidé (pour des raisons esthétiques tout à fait justifiées) d’anéantir. Dans cette indifférence à la volonté esthétique de l’auteur, toute la tristesse du destin posthume de l’œuvre de Kafka se reflète. (loc. 1477-79)
  • Nous pouvons tenir assidûment un journal et noter tous les événements. Un jour, en relisant les notes, nous comprendrons qu’elles ne sont pas en mesure d’évoquer une seule image concrète. Et encore pis : que l’imagination n’est pas capable de venir en aide à notre mémoire et de reconstruire l’oublié. Car le présent, le concret du présent, en tant que phénomène à examiner, en tant que structure, est pour nous une planète inconnue ; nous ne savons donc ni le retenir dans notre mémoire ni le reconstruire par l’imagination. On meurt sans savoir ce qu’on a vécu. (loc. 1561-65)
  • Il s’agit d’une découverte pour ainsi dire ontologique : la découverte de la structure du moment présent ; la découverte de la coexistence perpétuelle du banal et du dramatique sur laquelle nos vies sont fondées. (loc. 1596-98)
  • Oui. Il n’y a pas de différence ontologique entre nouvelle et roman, alors qu’il y en a entre roman et poésie, roman et théâtre. Victimes des contingences du vocabulaire, nous n’avons pas un terme unique pour embrasser ces deux formes, grande et petite, du même art. (loc. 2080-82)
  • Et pourtant, ces lettres Brod les a rendues publiques ; auparavant, dans son propre testament, il avait demandé à Kafka d’« anéantir certaines choses » ; or, lui-même il publie tout, sans discernement ; même cette longue et pénible lettre trouvée dans un tiroir, lettre que Kafka ne s’était jamais décidé à envoyer à son père et que, grâce à Brod, n’importe qui a pu lire ensuite, sauf son destinataire. L’indiscrétion de Brod ne trouve à mes yeux aucune excuse. Il a trahi son ami. Il a agi contre sa volonté, contre le sens et l’esprit de sa volonté, contre sa nature pudique qu’il connaissait. (loc. 3256-61)
  • J’achète la Symphonie no 1 de Mahler sous la direction de Seiji Ozawa. Cette symphonie en quatre mouvements en comportait d’abord cinq, mais après la première exécution Mahler a écarté définitivement le deuxième qu’on ne trouve dans aucune partition imprimée. Ozawa l’a réinséré dans la symphonie ; ainsi tout un chacun peut enfin comprendre que Mahler était très lucide en le supprimant. Dois-je continuer ? La liste est sans fin. (loc. 3329-33)
  • Avant que le droit d’auteur ne devienne loi, il a fallu un certain état d’esprit disposé à respecter l’auteur. Cet état d’esprit qui pendant des siècles lentement s’est formé me semble se défaire aujourd’hui. Sinon, on ne pourrait pas accompagner une publicité pour papier hygiénique avec des mesures d’une symphonie de Brahms. Ou éditer sous des applaudissements les versions raccourcies des romans de Stendhal. Si l’état d’esprit qui respecte l’auteur existait encore, les gens se demanderaient : Brahms serait-il d’accord ? Stendhal ne se fâcherait-il pas ? (loc. 3369-73)
  • Ainsi Brod a-t-il créé l’exemple à suivre de la désobéissance aux amis morts ; une jurisprudence pour ceux qui veulent passer outre la dernière volonté d’un auteur ou divulguer ses secrets les plus intimes. (loc. 3422-23)