• Si, jadis, l’Histoire avançait beaucoup plus lentement que la vie humaine, aujourd’hui c’est elle qui va plus vite, qui court, qui échappe à l’homme, si bien que la continuité et l’identité d’une vie risquent de se briser. Ainsi le romancier ressent-il le besoin de garder à côté de notre façon de vivre le souvenir de celle, timide, à demi oubliée, de nos prédécesseurs. (loc. 254-256)
  • L’Islande : trois cent mille habitants sur cent mille kilomètres carrés. Afin de supporter la solitude (je cite une image du roman), les fermiers dirigent leurs jumelles dans le lointain pour y observer d’autres fermiers, eux aussi équipés de jumelles. L’Islande : des solitudes qui s’épient. (loc. 265-267)
  • De plus en plus souvent je me dis (une chose si évidente et qui nous échappe pourtant) que l’homme n’existe que dans son âge concret, et que tout change avec l’âge. Comprendre l’autre signifie comprendre l’âge qu’il est en train de traverser. (loc. 272-274)
  • Je ne cesse de voir cette main levée, le signe que se donnent des êtres éloignés par leur âge, incompréhensibles l’un à l’autre, qui n’ont rien à se transmettre sauf ce message : je suis loin de toi, je n’ai rien à te dire, mais je suis là ; et je sais que tu es là. Cette main levée, c’est le geste de ce livre qui se penche sur un âge lointain que nous ne pouvons ni revivre ni restituer, qui est devenu pour chacun de nous un mystère dont seule l’intuition du romancier-poète peut nous rapprocher. (loc. 300-303)
  • (Et je me dis : n’est-ce pas justement cela, la biographie) Une logique artificielle qu’on impose à une « succession incohérente de tableaux » ?) (loc. 341-342)
  • L’énigme existentielle s’est éclipsée derrière la certitude politique, et les certitudes se foutent des énigmes. C’est pourquoi les gens, malgré la richesse de leurs expériences vécues, sortent d’une épreuve historique toujours aussi bêtes qu’ils y sont entrés. (loc. 460-462)
  • Nous parlons tous de l’histoire de la littérature, nous nous en réclamons, sûrs de la connaître, mais qu’est-ce in concreto que l’histoire de la littérature dans la mémoire commune ? Un patchwork cousu d’images fragmentaires que, par pur hasard, chacun des milliers de lecteurs s’est fait pour lui-même. (loc. 581-583)
  • J’imagine que Beethoven écrivait ses sonates en rêvant d’être l’héritier de toute la musique européenne depuis ses débuts. Ce rêve que je lui attribue, le rêve de la grande synthèse (synthèse de deux époques apparemment irréconciliables), n’a trouvé son plein accomplissement que cent ans plus tard, chez les plus grands compositeurs du modernisme, notamment chez Schönberg et chez Stravinsky qui étaient eux aussi, malgré leurs chemins totalement opposés (ou qu’Adorno a voulu voir comme totalement opposés), non pas (seulement) les continuateurs de leurs précurseurs immédiats mais, et ce tout à fait consciemment, des héritiers intégraux (et probablement les derniers) de toute l’histoire de la musique. (loc. 698-703)
  • Il suffît qu’un violoniste joue les trois premières longues notes d’un largo pour qu’un auditeur sensible soupire : « Ah, que c’est beau ! » Dans ces trois premières notes qui ont provoqué l’émotion, il n’y a rien, aucune invention, aucune création, rien du tout : la plus ridicule « duperie sentimentale ». Mais personne n’est à l’abri de cette perception de la musique, de ce soupir niais qu’elle suscite. (loc. 793-796)
  • Heureusement, je les ai lus sans savoir ce que j’allais lire et il m’est arrivé la meilleure chose qui puisse arriver à un lecteur ; j’ai aimé ce que, par conviction (ou par nature), je n’aurais pas dû aimer. (loc. 886-888)
  • Seul comme un tableau de Van Gogh sous le regard imbécile des touristes. (loc. 1053-1054)
  • Seule la brièveté de sa vie empêche l’écrivain de tirer toutes les conclusions de cette invitation à la liberté. (loc. 1077-1078)
  • Il faut en effet une grande maturité pour comprendre que l’opinion que nous défendons n’est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très-bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité. Contrairement à la puérile fidélité à une conviction, la fidélité à un ami est une vertu, peut-être la seule, la dernière. (loc. 1172-1175)
  • Janacek a réussi à dire ce que seul un opéra peut dire-, l’insoutenable nostalgie d’un insignifiant bavardage dans une auberge ne peut être exprimée que par un opéra : la musique devient la quatrième dimension d’une situation qui sans elle resterait anodine, inaperçue, muette. (loc. 1395-1397)